The Crown Letter est un projet d’art participatif en ligne créé lors du premier confinement. Plateforme internationale ouverte à la libre expression des femmes artistes, elle offre un format web à la rencontre d’une communauté de subjectivités. Depuis le 21 avril 2020, The Crown Letter est publiée tous les mardis.
Voudrons-nous [encore] danser demain?
En Juillet 2023, Le collectif est invité en résidence par la galerie Luxfer de Ceska Skalice, en République tchèque. Ce temps de travail est l’occasion pour les membres du collectif de revisiter ses archives.
Au mois de septembre 2023, le public Tchèque est invité à découvrir une installation crée in-situ pour l’Institut français de Prague sous le titre « Voudrons nous [encore] danser demain ? Contes du futur » composée de films, de photographies, textes et sons l’exposition explore la voie des femmes artistes à l’oeuvre de futurs désirables.
Temporalités de vie des femmes artistes
La galerie Luxfer est située dans la ville de Ceska Skalice, qui se trouve être le lieu où la grande romancière tchèque, Bozena Nemcova, a passé sa petite enfance auprès de sa grand-mère.
À travers l’oeuvre de Babitchka : Grand-Mère – Tableau de la vie campagnarde, Nemcova célèbre la langue maternelle de la femme qui l’a élevée. À l’époque le tchèque n’était pas encore reconnu comme langue nationale. Se joue là le jeu d’un échange historique intergénérationnel.
En relation avec ce territoire qui accueille notre pratique de femmes artistes, je m’interroge en ces termes : jeunes femmes du présent, vieilles femmes du futur, que deviendrons-nous dans ce monde menacé par la guerre mondiale ? Telle une pulsion de vie, je me formule l’idée qu’il n’y a jamais rien de plus urgent que danser.
À la lecture du titre choisi par mes Crown Sisters, je repense alors aux histoires de guerre, que ma grand-mère me racontait enfant. Ces histoires d’horreur, où la maison des voisins avait « disparu » sous les bombardements. Je me souviens de son émotion lorsqu’elle me racontait comment elle avait caché mon grand-père à l’arrivée des Allemands pour qu’il ne soit pas envoyé au STO (au service de travail obligatoire). Je me souviens de ses histoires de fuite à travers la campagne nantaise, lorsqu’il s’agissait de ne pas se faire prendre. Ces histoires que l’on croyait oubliées pour toujours et que l’on revisite pourtant aujourd’hui dans la presse rapportant les images de l’Ukraine.
Assise à ma table de travail, je contemple aujourd’hui le passeport de ces deux amoureux-là, qui ont fui la guerre. C’est le seul objet qu’il me reste de la vie de mes grand-parents. Quand Mamie est morte, je suis arrivée trop tard. Je n’ai pas pu assister à ses funérailles. Pourtant, je suis retournée chez elle, dans son petit appartement du bord de mer. J’ai alors eu ce réflexe de fouiller dans ses tiroirs, comme pour y chercher ses derniers secrets. Elle cachait, comme ma mère le fait toujours, ses objets précieux dans sa lingère. J’y ai retrouvé, entre deux chemisiers, deux passeports : le sien, collé à celui de mon grand-père, mort depuis plus plus d’une quinzaine d’années déjà.
L’objet n’avait aucune valeur. Je m’en suis saisie. J’ai conservé leurs passports, comme pour continuer de voyager avec eux.
Selon une certaine pratique de l’écoute de récits de vie (intimes) des artistes réunies à Luxfer, je propose alors une réflexion sur l’acte de naissance. Comment ce geste de naître fait-il écho à l’histoire de la naissance d’une patrie, la République tchèque ?
Étrangement, il se trouve qu’à Ceska Skalice, petite ville industrielle de Bohème, la seule usine textile qui soit encore en fonctionnement est une usine où l’on produit le tissu qui recouvre les passeports des citoyens tchèques.
J’observe l’histoire se dérouler sous mes yeux comme s’il s’agissait d’une fiction dont je suis l’auteure.
Bozena Nemcova est née de langue autrichienne. À travers son oeuvre, elle rendit sa langue au peuple tchèque. Elle est en cela, reconnue comme l’une des héroïnes de la nation.
Visitant son musée, l’on trouve les archives de la grande dame : Quelques effets personnels, son bureau, quelque fauteuils, son nécessaire d’écriture. Une pièce du musée est dédiée à la collecte de nombreuse jaquettes d’ouvrages, tandis que son oeuvre est déclinée sous forme de films que l’on peut consulter à la pièce suivante.
Plus loin dans le musée, on trouve également une pièce dédiée à la commémoration de la bataille de Skaliz, qui célèbre la victoire de l’armée prussienne sur l’armée austro-hongroise, le 28 juillet 1866.
Comme campée dans le temps de la bataille, on trouve enfin une grande salle de balle, aux murs couleur vert pastel. Au plafond, des alvéoles où sont peints les paysages d’époque au centre, un lustre en cristal de Bohème. Je le trouve être le lieu ideal. Mais pourquoi ne pas y danser tout de suite ? Et qu’y a t il de plus urgent à faire ici que danser ?
D’ailleurs, me souffle encore le souvenir de la voix de ma grand-mère « quand les américains sont arrivés, j’ai dansé toute la nuit pieds nus dans la rue ! » Elle qui avait donné à son premier fils, né en 1940, un prénom américain : Jacky, comme pour les faire venir plus vite, ces fameux héros de la liberté.
Depuis la salle de bal, Emma est venue me rejoindre. Nous avons dansé comme deux petites filles pour exorciser la lourdeur symbolique du lieu de culte de l’Empire.
De retour à la galerie Luxfer, en regardant cette photographie que j’ai prise d’elle en train de danser, Emma constate que sa nuque a encore une fois pris la forme qu’on avait tenté de redresser par une opération chirurgicale, lorsqu’elle avait six ans.
Face au micro, elle m’explique alors que c’est une déformation de naissance. « Ton cou à la forme d’une canne ! » lui avait dit le médecin en charge de son cas. Elle témoigne ainsi de comment elle fut mise au monde par des nonnes, qui, tandis qu’elle se présentait par le siège, avaient dû tirer trop fort sur le petit corps du bébé à naître. “Naughty Nuns!” s’exclame-t-elle en riant.
J’ai alors proposé à Emma la conception d’un collage sonore, où on l’écoute raconter le souvenir de sa naissance ; souvenir que sa mère lui a transmis, et celui qu’elle semble conserver en mémoire. Collage où l’on entend à l’initiale les battements de coeur de mes propres enfants enregistrés lors de notre seconde échographie de contrôle.
Alors que je me rends à New York deux semaines plus tard, j’écoute ce titre de Florence and the Machine “Free”. Je l’écoute et je danse dans la petite chambre louée au coeur de la ville noire de Harlem. Je me sens libre. Je suis une femme libre de voyager d’une ville à l’autre, d’écrire, de danser, de dévoiler ma chevelure, de me reposer, de travailler, libre d’aimer, d’être mère et femme à la fois.
Je suis libre et je le célèbre. Seule dans ma chambre, je danse. Je danse la joie. Je danse aussi pour remercier ma grand-mère de s’être battue pour moi. De m’avoir offert ce bien le plus précieux : la liberté. Mon passeport.
Seule dans ma chambre, à Harlem, je danse. Je danse et je remercie mes grands-parents de s’être battus pour la vie.
S’il faut répondre à cette question posée par l’ensemble des Crown Sisters au début de notre aventure en République tchèque, malgré toutes les guerres à venir, oui, j’aurai toujours envie de danser.
« Not all those who wanders are lost » (Tolkien)
« I AM FREE ! » (Florence + The Machine).